Le Tango, quatre conférences (Jorge Luis Borges)

mp-1

Jorge Luis Borges

Le 11 octobre 2018, les Éditions Gallimard (collection Arcades) ont publié Le Tango ; Quatre conférences de Jorge Luis Borges (voir note 1).
L’histoire de sa publication est rocambolesque au point que l’on peut considérer que ce livre aurait pu ne jamais voir le jour.
En réalité, plus qu’un livre pris dans son acception classique, il s’agit de la transcription intégrale de quatre conférences que le grand auteur argentin avait données en 1965.
Le 30 septembre 1965, La Nación annonce un cycle de conférences sur des thèmes du tango que Jorge Luis Borges fera tous les lundis du mois d’octobre, à dix-neuf heures, au premier étage, appartement 1, du 82, rue Général Hornos. Elle ajoute qu’il évoquera les « origines et vicissitudes du tango », « le compadrito », « le Río de la Plata au début du siècle » et « le tango et ses variations ».
Aveugle, Borges était assisté par un récitant et un musicien qui illustrait son propos.
Durant ces conférences il lui est arrivé de chanter.
À l’insu de Borges, l’intégralité de ses interventions a été enregistrée. Ces enregistrements arrivent entre les mains de Bernardo Atxaga en 2002. Ils lui ont été remis par José Manuel Goikoetxea sous forme de cassettes qui appartenaient auparavant à un Galicien parti en Argentine durant son enfance et qui avait travaillé comme producteur de musique en Allemagne ; il s’agissait de Manuel Román Rivas. Ce dernier, en gage d’amitié, les avait offertes à Goikoetxea.
Atxaga publie l’histoire des cassettes qui ont été authentifiées par la veuve de l’écrivain. César Antonio Molina, directeur de la Maison du Lecteur à Madrid, organise une conférence de presse pour exposer l’affaire et le livre voit ainsi le jour.

_________

Le-tangoLe livre est divisé en quatre parties correspondant aux quatre conférences données par Borges.

1) La première conférence concerne les origines du tango.

Borges explique qu’en 1929, il gagne le « Deuxième prix municipal de Littérature » et qu’avec l’argent donné en récompense, il écrit un essai sur son ancien voisin de Palermo, Evaristo Carriego (1883-1912). Très jeune, il s’intéresse donc au tango.
Il poursuit qu’à l’époque il n’y avait pas de livres sur le sujet et que par conséquent il a été amené à parler à des gens pour se documenter (voyous, fêtards, compositeurs, etc.).
En 1930, il publie Evaristo Carriego qui contient Histoire du tango.

Borges considère que Buenos Aires est avant tout les quartiers sud.

Il invite à oublier le tango pour réfléchir à l’histoire argentine. Il insiste sur des données qui ont façonné le pays : la colonisation par les Espagnols, la guerre contre l’Indien, la fondation des villes, les invasions anglaises repoussées par le peuple de Buenos Aires, la Révolution de Mai, les guerres d’indépendance, les grands hommes (Lugones, Sarmiento notamment).
Tous ces éléments selon lui ont été déterminants pour former un grand pays ou qui le fut, pays finalement peu connu dans le monde. Deux mots sont universellement connus, à savoir, « gaucho » et « tango ». Le tango a fait connaître l’Argentine au monde entier.

Pour Borges, le tango naît en 1880. Ceci ne souffre pour lui aucune discussion et on est donc loin des débats passionnés sur la date de l’origine du tango. Il affirme qu’il peut avancer avec précision cette année grâce aux discussions qu’il a eues avec des interlocuteurs en 1929 et 1936.

S’agissant de l’origine géographique du tango, les réponses sont diverses. Pour Vicente Rossi, il s’agit du côté sud de Montevideo. Pour la majorité des autres personnes, l’origine est Buenos Aires et Borges considère qu’effectivement il faut retenir la capitale comme lieu de naissance du tango.
Il fait une description précise de la vie de Buenos Aires au début du XXe siècle en s’attardant notamment sur l’ambiance et la sociologie de cette ville.

En ce qui concerne l’origine du mot « tango », Borges considère que le mot a des sonorités africaines ou pseudo-africaines.

Pour l’auteur, le tango n’est pas banlieusard dans un sens topographique car la banlieue est proche du centre. Il explique qu’on parlait plus de « rives » que de « banlieue ». Mais les rives n’étaient pas seulement les rives de l’eau ; il pouvait s’agir aussi des rives liées à la terre (les rives des étables par exemple).

Selon lui, le tango surgit incontestablement dans les maisons closes éparpillées dans toute la ville même si certains quartiers étaient plus concernés que d’autres par la prostitution. Pour renforcer la thèse qu’il avance, Borges fait appel à une analyse des instruments de musique liés au tango, à savoir le piano, la flûte et le violon, analyse qui figure dans un livre de Marcelo del Mazo (Los Vencidos) et plus particulièrement dans un des poèmes de la fin du livre Triptyque du tango (Lós bailarines, El alma del tango, Final de tango). Il met en exergue que ces instruments de musique sont chers et peu populaires donc peu accessibles au compadrito ou à ses acolytes. Selon lui, si le tango avait été une danse des faubourgs, l’instrument aurait été la guitare. Or, cela n’a pas été le cas.

Lastra dans Memorias del 900 affirme que le tango n’est jamais dansé dans les patios des maisons, ce que confirme Evaristo Carriego dans un de ses poèmes (El casamiento). Ce dernier précise même que les cortes ne sont pas admis car ils sont indécents.
Il en résulte qu’au début, le peuple rejetait le tango car il connaissait parfaitement son origine infâme.
Borges affirme que cela correspond en outre à ce qu’il a vu durant son enfance. Selon lui, cela explique que le tango était uniquement dansé par des hommes entre eux car les femmes ne voulaient pas danser cette danse infâme et indécente.

Borges, fait également appel à Bates pour renforcer sa thèse. Selon Héctor et Luis Bates (La Historia del tango, 1936) les hommes dansaient le tango entre eux, par exemple dans le vestibule d’un établissement (La Red) de la rue Defensa. Ils le dansaient aussi au café Hansen, au Velódromo, au Tambito, etc.

Par conséquent, pour Borges, le peuple n’invente pas le tango et ne l’impose pas aux honnêtes gens. C’est même exactement le contraire qui se produit. En effet, un peu plus tard, « des bandes de fils de bonne famille, des individus dangereux, détenteurs d’armes et de poings puisqu’ils furent les premiers boxeurs du pays, l’exportèrent à Paris. Et lorsque la danse fut approuvée et organisée à Paris, alors le beau quartier Nord, disons, l’imposa à la ville de Buenos Aires qui, à présent, l’accepte, et c’est une chance que cela se soit passé ainsi ».
Les personnages étaient ainsi en place : le compadrito, le voyou, le fils de bonne famille, la femme de mauvaise vie.
Borges considère qu’au début le tango n’était pas une pensée triste qui se danse « comme si la musique venait de la pensée et non des émotions ». La tristesse inhérente au tango est apparue plus tard.

Concernant l’étymologie du mot « tango », l’auteur rappelle qu’il existe bien une musique espagnole qui s’appelle également « tango » mais qui en diverge et qui n’a donc aucun rapport avec le tango argentin.
Pour Lugones (1874-1938), journaliste et homme politique qui constitue une référence pour Borges, le tango qu’il n’aimait pas spécialement au profit du véritable folklore (le tango « ce reptile de lupanar ») vient du mot latin « tangere » dont un des éléments de conjugaison est « tango ». Mais l’écrivain argentin souligne que le public des maisons closes ignorait le latin et, par conséquent, l’origine du mot est incertaine.

2) La deuxième conférence a pour thème « compadrito » et « guapo ».

Le simple fait de prononcer les mots « tango » et « gaucho » fait immédiatement penser à l’Argentine selon Borges. Il y a un lien entre eux. Il fait référence à un livre de Hernández, El gaucho Martín Fierro, pour montrer, grâce à une exégèse du texte et surtout des rimes, que le gaucho n’a pas connu et donc pas pu danser le tango.
Pourtant, le gaucho a eu une influence sur le tango pour deux raisons. En premier lieu, il y avait des affinités entre compadrito (prolétaire créole de la ville ou de ses environs) et le gaucho qui, tous les deux, travaillent avec des animaux (charretier, boucher, etc.).
Le compadre se voyait comme un créole et l’archétype du créole et le gaucho (voir note 2).

Borges livre quelques anecdotes sur le guapo (bagarres, psychologie) prêt à se battre contre un ou plusieurs adversaires et fait le portrait de deux guapos célèbres (Juan Muraña et Juan Moreira).
Il rapporte qu’un caïd disait : « Ici nous avons tout le nécessaire : l’hôpital, la prison et le cimetière ».

C’est dans cette conférence que Borges insiste sur la maison close qui rassemble deux catégories de personnes qui la fréquentent, à savoir le voyou et le fils de bonne famille qui joue au voyou.

L’auteur rappelle que les mots « gaucho » et « compadre » avaient un sens légèrement méprisant et que le compadre se dénommait « créole ».
Il met en exergue le rôle important de la femme. Avec les trois personnages – compadre, gaucho et la femme, nous avons les trois personnages centraux du tango.

3) La troisième conférence concerne l’évolution et la croissance du tango.

Pour Borges, les années d’apogée du tango sont la période 1910-1914.
En Argentine, viennent des visiteurs illustres et la nouvelle qui cause l’émotion générale est que le tango se danse à Paris, Londres, Rome, Vienne et Saint-Pétersbourg. Mais le tango revient modifié : il perd ses cortes considérés comme vulgaires et il délaisse les ornements primitifs pour être une promenade voluptueuse.

Le tango a évolué de 1890 à 1910 avec pour fait capital l’introduction d’un instrument nouveau, le bandonéon, qui était inconnu dans les premiers orchestres composés exclusivement d’un piano, d’une flûte et d’un violon.

Borges réfute les théories développées vers 1925 dans la revue Martín Fierro par Sergio Piñero et Ricardo Güiraldes selon qui le tango commença par la milonga, au début danse valeureuse et joyeuse, pour se faire par la suite languissant et triste selon Discépolo. Pour Borges au contraire, le début de tango était joyeux et ce n’était pas une pensée mais une émotion.
Pour Sergio Piñero, la tristesse, la langueur et la plainte progressive du tango avaient pour origine l’immigration italienne d’où un premier tango bagarreur, thèse reprise par Miguel Andrés Camino (1877-1944).
Pour Borges, le tango s’est adouci en abordant le quartier génois de La Boca. Il considère donc la thèse de Camino comme contestable à cause du nom des premiers compositeurs de tango comme Vicente Greco, par exemple, dont le nom est probablement italien.
Par ailleurs, il réfute la théorie selon laquelle le tango fut bagarreur, étant créole, et que plus tard il devient triste dans le quartier italien de La Boca. C’est une négation de l’affirmation selon laquelle le tango se résume de manière ethnique. Pour Borges, le tango a une racine beaucoup plus profonde et il rappelle que les Italiens ne sont pas tristes obligatoirement.
Ensuite, il parle du livre de Vicente Rossi Cosas de Negros et relève un certain nombre d’erreurs. Pour Rossi, le tango est d’origine noire et de citer un document de l’époque coloniale dans lequel les Noirs parlent de «tocá tangó ».
Borges fait référence au discours de Richepin et à sa pièce [Le Tango de Jean Richepin créé à Paris en décembre 1913 au Théâtre de l’Athénée avec Ève Lavallière et Andrée Spinelly].
Borges étudie la pensée de Enrique Larreta sur le tango qui résume certains faits historiques avérés ou douteux selon le conférencier. Le fait le plus important pour lui est que le tango ait été accepté à Paris.
Les premiers tangos étaient instrumentaux ou avaient des paroles espiègles ou indécentes. Peu à peu, les paroles prennent de plus en plus d’importance. On passe du tango milonga le plus souvent sans paroles au tango canción dont le plus célèbre est Caminito de Filiberto qu’il critique car il fait partie des tangos « pleurnichards » qu’il n’apprécie pas du tout.
Il considère qu’avec Carlos Gardel il y a eu une évolution notable c’est-à-dire qu’il se sert des paroles du tango et en fait une brève scène dramatique [quand Carlos Gardel a débuté à Paris en 1928, la majorité des critiques ont mis l’accent sur ce point et ont mentionné à de multiples reprises les mimiques du visage du chanteur qui accentuait les paroles].

La théorie de l’épopée est analysée par Borges selon deux modalités. Pour certains, la théorie veut que la poésie commence par l’épopée, et qu’ensuite l’épopée, c’est-à-dire l’histoire d’un héros, s’éloigne peu à peu de la romance. D’autres, considèrent que l’on commence par les romances et ballades et qu’elles deviennent la matière d’une épopée, d’un long poème. Pour Borges, il est beaucoup plus probable que la poésie commence par de brèves compositions plus que par un fleuve littéraire.

4) La quatrième conférence a pour thème l’âme argentine.

Pour comprendre le tango selon Borges, il est primordial de connaître l’histoire argentine et ses fondements.

Borges commence par parler de Bianco et de Bachicha, de Saborido (1877-1941, musicien et compositeur de tangos) et de Güiraldes qui aimait le tango mais sans cortes ou figures agressives au profit d’un tango lent et sûr.

Borges s’intéresse à des écrivains qui ont parlé du tango comme, Evaristo Carriego et Marcelo del Mazo qui écrivait :

« Le couple suivait un rythme de passion et de bravoure
appuyant les fronts sur l’oreiller des cheveux
trois mains sur les épaules et une griffe à la ceinture
dernière mode du tango dans les faubourgs ».

Puis il expliquait des mots ou expressions et s’intéressait à l’argot. S’agissant de ce dernier, il fait une analyse linguistique et constate que certaines expressions employées en 1910 comme de l’argot sont incorporées dans la langue avec la même intonation, alors qu’avant on les mettait en exergue pour bien marquer la différence ce qui a pour conséquence qu’il n’y a plus aucun contraste entre certains mots et d’autres.

Ainsi se terminait ce cycle de conférences sur lequel il convient d’en déterminer la portée.

________

1976Les livres sur la musique sont nombreux, écrits à toutes les époques, par des compositeurs, des musiciens, des écrivains et des philosophes.
Certains compositeurs ont écrit sur leur œuvre ou la musique en général comme :

– Hector Berlioz : Voyage musical en Allemagne et en Italie (1844) ; Études sur Beethoven, Gluck et Weber (1844) ; Les Soirées de l’orchestre (1852) ; Le chef d’orchestre : Théorie de son art (1855).

– Richard Wagner : Le Carnet brun : Journal intime (1865-1882).

La correspondance des compositeurs ou musiciens est également une source fondamentale pour la compréhension de leur musique (genèse, difficultés de composition, relations avec le pouvoir politique, etc.).

Les musiciens et les interprètes ont parfois écrit sur la musique en mettant l’accent sur leur conception de l’interprétation musicale ou leur façon de concevoir la musique comme :

– Nikolaus Harnoncourt : Le discours musical.
– Riccardo Muti : Prima la Musica !
– Daniel Barenboim : La musique éveille le temps et La musique est un tout.

pmp    ju    qa

Tous ces livres sont du plus grand intérêt car ils permettent de mieux connaître les idées et conceptions de ceux qui composent ou interprètent la musique. Néanmoins, il reste des écrits qui émanent de personnes immergées dans l’univers musical, concentrées sur la musique et qui en vivent. En d’autres termes, ce sont des écrits provenant de professionnels du monde musical.
C’est la raison pour laquelle, les livres sur la musique émanant de personnes différentes et parfois extérieures à cet univers sont d’un intérêt primordial car ils portent un regard plus vaste. Certes, ils sont moins techniques et ne pratiquent pas « l’exégèse » du texte musical, ils offrent même parfois une vision plus originale, voire audacieuse, qui fait intervenir des domaines plus larges que le strict aspect de la musique comme l’histoire et la philosophie, domaines auxquels certains compositeurs et musiciens n’auraient peut-être pas pensé.
Parmi ces écrivains et philosophes, on peut citer :

– Platon (Phédon).
– Aristote (Poétique).
– Rousseau (articles dans l’Encyclopédie).
– Nietzsche (Le cas Wagner, Le Gai Savoir).
– Schopenhauer (Le monde comme volonté et comme représentation).
– Proust : de nombreux passages sur la musique figurent dans Un amour de Swann et Sodome et Gomorrhe dans lesquels il analyse la musique de Debussy, Wagner et Chopin.
– André Gide : La symphonie pastorale.
– Vladimir Jankélévitch : La musique et l’ineffable.
– Michel Serres : Musique (2011). Il considérait que la musique est l’expression la plus complète de l’humanité.
– Stendhal est un cas tout à fait particulier : il entre en littérature en 1815 par le biais de sa passion pour la musique. Son premier livre est Une vie de Haydn. C’est dans ce livre qu’il écrit « la bonne musique ne se trompe pas, et va droit au fond de l’âme chercher le chagrin qui nous dévore ». En 1824, il écrit La vie de Rossini.
Il se considérait comme un musicien manqué et a choisi la littérature comme une sorte de compensation. Francis Claudon écrit dans Stendhal et la musique (2019) que « La Chartreuse de Parme est un opéra moins les notes ».

S’agissant du tango, il semblerait que la dichotomie entre les livres de personnes directement impliquées dans le monde du tango et les personnes extérieures mais qui ont étudié la question soit moins marquée et que la majorité des ouvrages relève plus de la première catégorie d’auteurs. Mais ce qui est original, c’est que leurs livres ou travaux de recherche portent relativement plus sur les éléments extra-musicaux que sur la stricte analyse musicale.

Parmi les nombreux auteurs, on peut citer de manière non exhaustive :

– Horacio Salas : Le Tango (1989).
– Rémi Hess : Le Tango (1996).
– Nardo Zalko : Paris-Buenos Aires, un siècle de tango (1998).
– Christophe Apprill : Le tango argentin en France (1998).
– Horacio Ferrer : Le Siècle d’or du tango (1998).
– Fabrice Hatem : Une anthologie bilingue du tango.
– Denise Anne Clavilier : Barrio de tango (2010).
– Sylvie Beyssade : Tango de cendres (2018) ; Meurtres en tango (2021) ; Tango contemporain (2023).

_________

Jorge Luis Borges s’est donc employé au cours de ses quatre conférences à donner un certain nombre de pistes de réflexion pour comprendre le tango dans sa globalité où l’abstraction domine.
En littérature, il existe évidemment tout un système où grâce à toute une panoplie de moyens (mots, ponctuation, figures de style, etc.) il est relativement aisé de donner un sens précis. En musique il en va tout autrement car c’est seulement avec des sons, certes sous forme de signes savamment organisés (notes, altérations, silences, etc.), que se dégage quelque chose. Mais de quel ordre ? S’agit-il d’un sens ou de diverses émotions dont on mesure très vite la difficulté à les définir tant la subjectivité intervient. Rien ne dit également que l’auditeur percevra l’intention du compositeur dans ce qu’il pense avoir écrit d’explicite ou de simplement suggéré.
Cette difficulté se retrouve en pratique et peut aisément se vérifier. Par exemple sur une même musique, deux personnes ne percevront pas forcément le même sens et n’auront pas les mêmes émotions. Il est d’ailleurs intéressant de noter les différences d’expressions et de mots utilisés quand on pose une question à quelqu’un sur un livre ou un morceau de musique. Très souvent quand il s’agit de littérature, on pose la question « comment comprenez-vous ce passage ? ». En revanche, on posera plus la question s’agissant d’un morceau de musique « qu’est-ce que cette musique évoque pour vous ? » C’est moins vrai, quand la musique s’accompagne de paroles car dans ce cas, son sens apparaît beaucoup plus clairement mais c’est bien l’adjonction de mots qui permet d’aider l’auditeur.
Dans ses conférences, il apparaît très clairement que l’accent est beaucoup plus mis sur la musique que sur la danse en tant que telle. Cela n’est guère étonnant car la danse repose sur la musique et essaye de la traduire par des gestes en adéquation avec le discours musical.
Dès lors, on comprend mieux la démarche de Jorge Luis Borges et ses multiples références transversales qui ont un seul but – faire comprendre les racines et l’essence du tango. La réussite est magistrale. Peut-être seul un homme de lettres dans tous les sens du terme pouvait-il réussir à ce point une analyse si fine du tango, composante de la musique, et de lui donner un sens en faisant appel à l’imaginaire mais un imaginaire qui repose sur des racines tangibles de la société argentine.
Dans une perspective plus large, le grand écrivain parvient par ses explications riches et originales, à faire comprendre ce que l’on peut entendre par discours musical appliqué au tango.
Le discours et son monde de signes donnant un sens cohabite alors harmonieusement avec la musique et ses abstractions. La rationalité rejoint alors l’émotion.

En conclusion, Le tango ; quatre conférences de Jorge Luis Borges est un livre capital non seulement pour les amateurs de tango mais plus généralement pour ceux qui s’intéressent à la musique en général et les rapports étroits qu’elle entretient avec des disciplines qui lui sont étrangères mais qui contribuent à l’expliquer. Les nombreuses digressions et emprunts à des domaines connexes, l’analyse psychologique à laquelle se livre l’auteur et sa culture immense font que son regard sur le tango est d’une richesse exceptionnelle rendue encore plus passionnante par ses références à ses souvenirs d’enfance et aux personnalités qu’il a connues.

Le sujet n’est pas épuisé. De même que Leonard Bernstein avait intitulé ses conférences La question sans réponse marquant ainsi les limites de tout exercice explicatif, Borges en avait aussi conscience puisqu’il affirmait « nous pouvons discuter le tango et nous le discutons, mais il renferme, comme tout ce qui est authentique, un secret », ouvrant la voie à chacun pour étudier, avec son imaginaire, sa rêverie et sa culture, le domaine du tango reflet des « diverses vicissitudes de l’âme argentine » (voir note 3).

_____________

NOTES

1) Jorge Luis Borges est né à Buenos Aires en 1899. Il passe ses années d’adolescence en Europe (Suisse, Espagne). En 1921, il a une intense activité dans le domaine littéraire notamment en s’impliquant considérablement dans des revues comme Martin Fierro.
À l’approche de la quarantaine, il écrit des contes et nouvelles.
En 1955, il devient directeur de la Bibliothèque nationale et professeur à la Faculté de Lettres de Buenos Aires.
Il souffre d’une grave maladie et perd la vue progressivement.
Dans les années 1950, la critique internationale découvre l’auteur. En 1951, la publication de Fictions en France le fait connaître auprès du public. Claude Mauriac l’encense. Son œuvre pléthorique où se mêlent philosophie, poésie, surnaturel et histoire, fait de lui un des écrivains majeurs du XXe siècle.
Il a écrit un recueil de milongas Para las seis cuerdas publié la même année que son cycle de conférences sur le tango.
kikikCertains de ses poèmes ont été mis en musique par Astor Piazzolla et interprétés par Edmundo Rivero dans un disque intitulé El Tango. Haydée Alba les a également interprétés.
Le résultat de la rencontre entre deux personnes exceptionnelles ne donne pas nécessairement un résultat satisfaisant à en juger par les propos de Borges sur Piazzolla. En effet, l’écrivain estimait : « Piazzolla no siente lo criollo » (« Piazzolla ne ressent pas le créole »), c’est-à-dire qu’il n’avait pas le côté portègne. Il faut dire qu’il y avait une divergence dès l’origine de leur collaboration sur le tango. Pour Borges, le tango devait être entendu au sens strict tel qu’il l’avait vécu durant son enfance avec toutes les composantes sociologiques et psychologiques propres au tout début du XXe siècle alors que pour Piazzolla, le tango avait un spectre plus large ; son avant-gardisme ne coïncidait pas avec le classicisme de l’écrivain.

2) En argot, le compadre est le chef de bande, du quartier, bien habillé, voyou, parfois proxénète, alors que le guapo est courageux, a de l’allure et est bien habillé.

3) deQuelques années plus tard, en octobre 1973, ce genre de conférences est intervenu dans un autre domaine musical. En effet, le compositeur et grand chef d’orchestre Leonard Bernstein a donné à l’Université de Harvard une série de six conférences de haute volée dans lesquelles il envisageait la musique au XXe siècle et où il étudiait plus particulièrement la création musicale au cours du temps. Son but était de montrer que la musique est un langage et pour ce faire, il prenait appui sur la grammaire générative de Noam Chomsky en illustrant son propos de multiples exemples musicaux. Comme l’avait fait Borges avant lui, Bernstein s’intéressait au rapport de la musique au monde.
Ses six conférences portaient sur la phonologie musicale, la syntaxe musicale, la sémantique musicale, charmes et périls de l’ambiguïté, la crise du XXe siècle et la poésie de la terre.
Dans ses explications, en rapport avec le langage, il s’est employé à distinguer la mélodie (comparable au nom dans le langage parlé), l’harmonie qui lui donne une couleur (équivalente à un adjectif) et le déroulement du temps créant l’action (qui a la fonction du verbe). Pour lui, la musique est un moyen d’expression structuré qui a sa propre grammaire et son vocabulaire.
Indéniablement, les conférences qu’il a données ont eu un succès retentissant tant en raison du fond que de la forme employée. On les trouve aujourd’hui sur Internet et elles ont donné lieu à la publication d’un livre aux Éditions Minerve qui reprennent le sous-titre des conférences, à savoir, La Question sans réponse.

Previous Older Entries

Entrez votre adresse e-mail pour souscrire à ce blog et recevoir les notifications des nouveaux articles par email.

Rejoignez les 309 autres abonnés